Toubacouta-Missirah, la route n’est qu’une piste latéritique d’où se dégage un nuage de poussière au moindre mouvement du véhicule. L’axe est l’un des points de ralliement des îles du Delta du fleuve Saloum. Situé à plus d’une vingtaine de kilometres de Toubacouta, le village de Missirah est à 30 minutes de trajet. Nous y prenons départ vers 9 heures du matin, dans la fraiîcheur matinale de décembre, sous la pression d’un piroguier, maître de la traversée et bien soucieux de la marée. Une marée qui impose sa force et ses caprices aux insulaires, obligés de se plier à ses humeurs.

Le voyage vers Bossinkang et Bettenty, sous le soleil levant, est une pure merveille ; telle la vitrine d’un orfèvre, l’eau scintille au contact des rayons dorés du soleil. Alors que la pirogue fend les flots, sous le ronronnement de son moteur, laissant derrière elle, des tracées magiques, le soleil reflète ses rayons sur l’eau offrant ainsi un décor époustouflant. Dans les Bolongs qui mènent à Bossinkang, on nous confie que «les vagues ne sont pas trop importantes». Il n’y a pas de mer comme à Bettenty. Conséquence : la pirogue rame calmement et laisse place à une expérience merveilleuse. Dans sa traversée, elle passe par un endroit paradisiaque que les populations locales nomment, avec émerveillement, «l’Amazonie des îles du Saloum».

L’endroit dispose d’une abondante mangrove, un écosystème marin typique des zones tropicales et subtropicales. La mangrove, aujourd’hui menacée, est très importante pour la conservation de diverses espèces. Puis, une eau douce et calme qui porte cette verdure, tel un tableau d’art. Les «courriers», appellation des pirogues de transport en commun de voyageurs et marchandises, ne cessent de fendre ces eaux du Saloum.

Environ une heure de traversée, l’île de Bossinkang se dresse, somptueuse et pittoresque. Sa marmaille de bambins amusés, debout sur le rivage, fait partie de l’accueil. Comme dans toutes les îles du Saloum, la vie ici se résume à la pêche. Tout du décor montre la prédominance de cette activité. Des charpentiers s’activent à la fabrication de pirogues, des filets sont en séchage sur la petite baie du village, au milieu des animaux domestiques en errance. Seulement, ce quotidien risque bientôt de ne plus être comme avant, avec la future exploitation du pétrole de Sangomar qui suscite d’ores et déjà plusieurs interrogations dans la zone. Le chef de village, El Hadji Dianoune Sonko, ne cache pas son inquiétude. «Entre les installations de la plateforme et nos zones d’activités, il n’y a pas de barrages. Nous en ressentirons les conséquences néfastes dans le futur. C’est inévitable !», alerte-t-il.

Bossinkang n’étant pas électrifié, la tombée de la nuit plonge, chaque soir, le village dans une pénombre que les populations sont obligées de supporter de manière stoïque. Il s’éclaire, le jour, à l’aide d’un système solaire non permanent. La pénombre dans laquelle plonge ces insulaires s’apparente à la peur qu’ils nourrissent par rapport à l’exploitation du pétrole. «Les espèces comme les mollusques, notamment le cymbium, se reproduisent dans la mangrove. En cas de marée noire, ils risquent d’être décimés. L’odeur pestilentielle se ressentira dans les espèces que nous consommons», alerte aussi El Hadji Dianoune Sonko.

Bossinkang a peur de son voisin : le pétrole et le gaz de Sangomar. Les femmes n’ont que la transformation de produits halieutiques comme gagne-pain. Elles s’en servent pour sortir de la pauvreté et vont jusqu’à oser des paris fous. En effet, elles organisent des tontines avec la somme tirée de leur travail, pour payer le voyage de leurs enfants vers l’Europe. C’est dire que l’émigration est ancrée dans le vécu de ces insulaires.

Les vacanciers venus d’Europe se baladent dans le village et suscitent l’admiration des jeunes qui sont nombreux à quitter l’île pour des horizons meilleurs, selon Bounama Sagna, un étudiant obligé de rester sur l’île, à cause de la fermeture, il y a quelques semaines, du campus universitaire de Dakar. Il se désole de «l’oisiveté dans la zone qui perd de plus en plus son activité principale : la pêche». Bossinkang et Bettenty, deux localités, mêmes réalités.

El Hadji Mamadou Diouf est pêcheur et il a peur pour son devenir. «On est vraiment inquiets. A cause de l’exploitation pétrolière, la ressource diminuera, alors que nous ne connaissons que la pêche. Elle impactera la mangrove, à coup sûr. Et cette mangrove est la zone de reproduction de beaucoup d’espèces», souligne-t-il.

LE DELTA DU SALOUM, UN ÉCOSYSTÈME RICHE ET VARIÉ

Après Bossinkang, cap sur Bettenty, l’île aux cocotiers. Le village s’est réveillé avec ses habitudes quotidiennes. Les pêcheurs larguent les amarres et prennent le large, dans l’Atlantique, à la recherche de poisson ; les bambins se défoulent sur la berge avec les pirogues à quai. Bettenty s’ouvre ainsi à ses visiteurs sous l’ombre de ses innombrables cocotiers. «Le village est surnommé ‘’la Guadeloupe’’ des îles du Saloum, à cause de ses cocotiers et autres arbres splendides», informe notre guide. Certains cocotiers, ballottés par le vent, ont fini d’adopter d’autres formes plus artistiques que de rester debout, la cime pointant haut vers le ciel.

Dans cette île sortie de l’anonymat par l’accident qui a coûté la vie à 21 femmes en 2017, le pétrole de Sangomar ne fait pas rêver. «Nous n’avons plus les mêmes quantités de poisson que par le passé. Nous pensons que la découverte du pétrole y est pour quelque chose. Parce qu’avant l’apparition du pétrole, nous n’avions pas senti cette baisse. Nous n’allions pas très loin pour trouver du poisson et facilement nous faisions de grosses captures, commercialisées à Djiffer et Missirah ; ce qui n’est plus possible», renseigne Cherif Daba Diouf.

L’implantation de la plateforme de Sangomar se ressent à Bettenty. «Les populations accusent les occupants de la plateforme de déverser leurs déchets, constitués de bouteilles vides, sur la plage», confie Bacary Mané, un agent de développement communautaire. L’exploitation d’hydrocarbures dans cette partie du Sénégal ne peut être sans risque. Dès lors, Bacary Mané pense que le Delta du fleuve Saloum doit faire l’objet d’une attention particulière. «Il faut que l’Etat retouche la répartition de la manne pétrolière. Les positions géographiques par rapport aux exploitations pétrolières différent, d’autant plus que le Delta du Saloum est vulnérable, compte tenu de son écosystème fragile : la mangrove, les herbiers marins, les ilots, la faune. Il est classé site Ramsar, sans compter le classement de l’Unesco comme patrimoine mondial».

Le Delta du Saloum a un écosystème d’exception. Il est constitué d’une diversité d’îles séparées les unes des autres par des bras de mer. Il a un riche écosystème naturel d’une superficie de 232.500 hectares, dont 58.300 hectares de mangroves. Son devenir, une fois l’exploitation du pétrole de Sangomar entamée, fait peur. Le délégué départemental chargé des relations extérieures des Conseils locaux de pêche artisanale (Clpa) du département de Foundiougne, Alassane Mbodj, prévient déjà sur les futurs impacts. «La rareté de la ressource commence à se faire sentir. Des baleines ont échoué ces dernières années. Nous pensons que tout cela est lié à la présence de la plateforme pétrolière. En cas de marée noire, la pêche sera forcément impactée. Le bruit autour de la plateforme repousse les espèces dont certaines ont disparu», affirme-t-il.

L’INCOMPREHENSION PERSISTE

Le voyage dans le Delta du Saloum rime avec la traversée d’une mosaïque de cours d’eau. Moins calme que le trajet Bossinkang-Missirah, il faut s’armer de courage pour rejoindre Bettenty. Le bras de mer qui succède aux bolongs, fait tanguer la pirogue qui devient plus mouvementée. Les palétuviers s’éloignent de l’eau et laissent place à une grande étendue bleue qui débouche sur une vue de Bettenty, l’île aux cocotiers. L’heure du repos aux hangars, avec un poste radio distillant des sonorités de Jalliba Kouyaté, le légendaire choriste gambien, fait partie du quotidien insulaire. Le voisin gambien n’est pas loin. La nuit, les lampes stintillantes de certaines de ses villes, sont visibles dans l’île.

Le pétrole est une nouvelle donne que les populations doivent intégrer dans leur quotidien. Jusqu’à présent, la question n’est pas bien comprise et les populations se hasardent à en parler sans en maîtriser les tenants et les aboutissants. Et ce, en dépit de la campagne de communication développée par les exploitants. «Malgré toute la campagne de sensibilisation, je ne pense pas que les populations soient assez bien informées sur le pétrole. C’est très nouveau au Sénégal qu’on parle d’exploitation pétrolière. Ce sont des concepts que les gens mettront du temps à maîtriser», explique le directeur de la radio Niombato FM, Moussa Mané, à Sicouta, près de Toubacouta.

Et pourtant sa radio communautaire a mené plusieurs émissions sur la question. «Au début, les exploitants s’étaient trompés de cibles parce que les acteurs qui étaient conviés aux rencontres n’étaient que des pêcheurs, alors que tout le monde vit des dérivés de la pêche ou de l’écosystème mangrove. Le lexique est un peu incompris de la population autochtone», analyse Moussa Mané. Or, la Constitution sénégalaise, en son article 25-1, fait des populations les bénéficiaires légitimes. «Les ressources naturelles appartiennent au peuple. Elles doivent être utilisées pour l’amélioration de leurs conditions de vie».

Pour le cas de l’exploitation du pétrole de Sangomar, la communication peine à atteindre sa cible. Alassane Mbodj l’explique par le fait que, «Woodside ne dit pas ce qu’elle prévoit dans le cadre des activités de responsabilité sociétale d’entreprise (Rse), le contenu local, la compensassion des activités de pêche». Pis ajoute-t-il, «il n’y a pas de feuille de route dressée par l’entreprise. L’étude d’impact d’environnemental n’est pas comprise par les populations qui ne maîtrisent pas le contenu de l’étude d’impact environnemental qui n’est pas définie dans leurs langues locales».

Au moment ou le soleil cherchait son dortoir derrière les cocotiers, nous prenons congé des insulaires, sous un ciel serein et des eaux aux mouvements étranges tracés par une pirogue ronflante. Au milieu de cette vaste étendue d’eau, l’horizon semble si proche et si lointain à la fois. Qui disait que «l’incertitude est, de tous les tourments, le plus difficile à supporter» ? Une vérité, certes, mais fièrement portée par ces braves femmes et hommes des îles du Saloum.

Source: SudQuotidien