La politique, cette pratique devenue immonde, galvaudée par la quête amorale de privilèges, semble être le seul terrain où des membres d’une même famille, unis par les liens du sang, s’opposent…parfois farouchement. Des rivalités qui se transforment, dans certains cas, en une guerre fratricide.
Terrain par excellence des pugilats verbaux, des combats à fleurets mouchetés, des coups bas et petits meurtres entre alliés comme entre adversaires, la politique au Sénégal divise plus qu’elle ne rapproche. Et dans cette foire d’empoignes, des membres d’une même famille, unis par le sang, se retrouvent, des fois, face-à-face, de part et d’autre des deux camps rivaux (pouvoir et opposition), obligés à devoir se livrer un combat sans merci où tous les armes sont utilisées mêmes celles non conventionnelles.
Des rivalités politiques qui violent souvent l’espace familial qu’elles finissent par empoisonner au point de déteindre sur les relations fraternelles entre membres d’une même fratrie. Si pour les plus modérés les liens sacrés de la famille priment sur toutes autres considérations fussent-elles politiques. D’autres, par contre, sous l’emprise du discours de plus en plus radical, vont jusqu’à sacrifier les liens de parenté sur l’autel des convictions politiques et des intérêts crypto-personnels. Une réalité bien sénégalaise que semble corroborer l’analyse de la sociologue et politologue française, Anne Muxel, auteure de plusieurs ouvrages sur la politique au cœur de l’espace familial.
« La famille comme la politique sont chargées d’affects et d’enjeux puissants où s’arbitrent la concorde ou la division, le pluralisme ou l’exclusion. La famille comme la politique sont objets de passion et d’investissements symboliques pouvant dépasser la raison », fait-elle observer. Ceci, en ce sens que l’une comme l’autre (famille et politique), poursuit-elle dans son raisonnement, convoquent les éléments les plus intimes de l’identité de chacun, telles que les appartenances, les croyances, les convictions. Ainsi, flirtant dans le même espace, elles s’entrechoquent et mettent l’identité de même que la concorde sous tension.
Une analyse que partage Moussa Diaw, enseignant-chercheur en sciences politiques à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. La politique, selon lui, constitue un enjeu d’organisation de la société. Il est donc naturel qu’il arrive que des familles s’engagent politiquement et n’épousent pas forcément les mêmes idées politiques. « Ces divergences peuvent apparaître au sein d’une famille et constituer une source de division. Ce n’est pas seulement propre à l’Afrique. On le voit un peu partout dans le monde. Même au sein des couples il arrive que le mari et la femme n’aient pas les mêmes convictions politiques. Naturellement cela peut provoquer des tensions jusqu’à même provoquer des ruptures », souligne le politologue qui cite en exemple le cas de Aïda Mbodji et son frère aîné.
Aïda et Pape Mbodji, la rivalité vire à la ‘’guerre’’
En effet, le choc entre les clivages politiques et la concorde familiale a empoisonné l’atmosphère chez les Mbodji de Bambey. Dans l’histoire de la politique au Sénégal jamais une rivalité entre des membres d’une même famille n’a été aussi farouche que celle qui a opposé l’ancienne ministre de la Femme sous le régime libéral, Aïda Mbodji (PDS) à son frère aîné Pape Abdou Khadre Mbodji (APR). Le clash s’est déclenché aux locales de 2009 lors desquelles la candidate du Pds et son frère candidat de l’Alliance Dekkal Ngor (devenu APR) convoitaient le même fauteuil de maire de Bambey. La compétition politique s’est finalement transformée en une guerre à la veille de la présidentielle de 2012.
Dans ce combat fratricide pour le contrôle de Bambey, tous les moyens sont bons pour ébranler l’autre. Entre les deux, l’adversité s’était totalement mutée en inimitié. Au point d’interloquer plus d’un. Accusations d’enrichissement illicite supposée (le frère aîné demandait à sa sœur de justifier ses 5 villas construites en cinq ans au pouvoir), affrontement entre leurs partisans lors du télescopage entre Wade et Macky à Bambey en pleine campagne présidentielle en 2012, menace de poursuite judiciaire…, les Mbodji se sont violemment entre déchirés pendant plus de quatre ans.
La hache de guerre a finalement été enterrée avec « un grand plaisir » dixit Aïda Mbodji toute heureuse de retrouver son grand frère avec qui elle était en froid pendant plus de quatre ans. Le calumet de la paix a été fumé lors de la 17e édition de l’école nationale de base à Bambey, en juillet 2013. Ainsi les frictions ont laissé place aux regrets. « C’était très douloureux pour moi d’avoir cette distance avec ma sœur Aida Mbodji, de même père et de même mère. Mais Dieu a fait que la cérémonie d’aujourd’hui a servi de déclic. Et grâce au doyen Ibrahima Fall, nous avons pu nous serrer la main, tourner la page et regarder de l’avant. Désormais, en tout cas en ce qui me concerne, il n’y a plus de problème entre ma sœur Aida Mbodji et moi », affirme Pape Abdou Khadre Mbodji.
Recouvrant leur lucidité, Aïda Mbodji et son frère se sont jurés de mettre la politique hors du champ familial en s’inspirant cette fois, des familles qui arrivent à gérer leurs adversités ou divergences politiques dans le respect des choix et de la conviction de l’autre. « Au Sénégal, on a vu plusieurs fois des membres d’une même famille être en parfaite entente, tout en étant dans des partis politiques différents. Donc il est clair que moi je suis à l’Apr et j’y reste. Et si ma sœur Aida Mbodji veut me rejoindre à l’Apr, ce sera avec grand plaisir ; mais si elle souhaite rester dans le Pds, ça ne changera absolument rien dans la bonne entente que nous avons », s’engage-t-il.
Dias père et fils, Youm et frère…, les secrets d’une rivalité saine
A l’opposé, d’autres familles arrivent à sauvegarder l’essentiel en dépit de l’adversité politique. Contrairement à la famille Mbodji (Aïda Mbodji et son frère), celles-ci parviennent, en effet, à faire la part des choses entre les relations familiales et leurs divergences politiques.
C’est le cas de la famille Youm où Cheikh Ahmed Tidiane, secrétaire général national du parti de l’unité et du rassemblement (Pur) et président de la conférence des leaders de Yewwi Askan Wi (principal pôle de l’opposition) s’oppose à son grand frère Oumar Youm, actuel ministre des Forces armées et ex-Président du groupe parlementaire Benno Bokk Yakaar.
Malgré la vive tension qui électrise les interactions entre le camp du pouvoir et celui de l’opposition, les frères-Youm préservent jalousement leurs relations fraternelles. Leur secret c’est d’avoir décidé de mettre la fratrie loin du champ politique de sorte à ce que très peu de Sénégalais arrivent à faire le lien. La seule fois que leur lien de parenté a été brièvement évoqué dans un média c’était lors du passage de Cheikh Tidiane Youm à l’émission Jury du Dimanche animé à l’époque par Mamoudou Ibra Kane.
Chez les Dias, c’est la famille d’abord, la politique après
Généralement, renseigne Dr Diaw, quand des divergences politiques se pointent au sein de la famille, les membres sont conscients de ce que cela peut provoquer comme division et la solution qui est souvent adoptée c’est de ne pas parler de politique à la maison ni en famille, à défaut de pouvoir accepter les choix des uns et des autres. Chez les Dias, par exemple, la famille prime sur la politique. Appartenant à des chapelles politiques différentes, Jean-Paul (BCG, Benno Bokk Yakaar) et Barthélémy Dias (PS, Taxawu Sénégal, Yewwi Askan wi) se prosternent, par contre, devant le même autel : la famille.
Commentant la nomination de son père comme envoyé spécial du président de la République, Barth’ fait une révélation de taille sur la manière dont les divergences politiques sont gérées au sein de sa famille. « Je suis la cause de tout ce que mon père n’a pas obtenu de Macky Sall. S’il pense qu’en nommant mon père il parviendra à me faire taire, il se trompe lourdement. Chez les Dias le choix personnel des uns des autres est respecté. La preuve j’aurai pu faire comme tout le monde et aller militer dans le parti de mon père », déclare-t-il sur Sen Tv. Dias-père est sur la même longueur d’onde. A chaque fois que le dossier judiciaire de son fils est agité par ses alliés du pouvoir, Jean-Paul n’hésite pas une seule seconde de troquer sa veste d’allié contre celle de père pour défendre bec et ongle son fils.
La politique omniprésente dans l’espace familial
Ces différents exemples ne représentent qu’un petit échantillon puisque, jadis désintéressés de la chose politique, les Sénégalais s’engagent de plus en plus, pour une raison ou pour une autre. L’avancée technologique ainsi que l’avènement des réseaux sociaux et la prolifération des médias essentiellement tournés vers la politique, ont fait naître un nouveau type de citoyen très engagé et très exigeant en matière de gestion des affaires de la cité. Ainsi, la politique alimente le débat dans les chaumières et régente le vivre en famille au Sénégal.