L’économie sénégalaise est largement libéralisée, mais certains secteurs, comme celui du pain, restent sous une forte régulation étatique. L’importation massive de blé et le contrôle des prix pèsent lourdement sur les acteurs du secteur ainsi que sur l’économie nationale. Une stratégie de substitution par les céréales locales pourrait offrir une alternative viable.

Bien que le pays ait libéralisé de nombreux secteurs grâce aux programmes d’ajustement structurel, certaines industries jugées « stratégiques » ou « sensibles » continuent de bénéficier d’une intervention importante de l’État. Cela concerne principalement la filière du pain, de l’huile raffinée et du sucre. Dans le cas du pain, l’administration des prix est particulièrement complexe, en raison de l’importation du blé, une matière première sur laquelle l’État n’a aucun contrôle. Une politique claire visant à substituer les céréales locales au blé pourrait renforcer les chaînes de valeur agroalimentaires nationales, tout en préservant le pouvoir d’achat et la qualité des emplois.

Un héritage colonial coûteux pour l’économie

Le blé fait partie des céréales les plus échangées à l’échelle mondiale, avec environ un sixième de sa production destinée au commerce international. Les principales régions exportatrices sont l’Amérique du Nord (USA, Canada), l’Union Européenne, l’Australie, ainsi que l’Asie centrale et l’Europe de l’Est. Contrairement au blé, la farine de blé est moins échangée, représentant seulement 10% de la production mondiale. Ce phénomène s’explique par la facilité de transport du blé et les pratiques protectionnistes des États concernant la farine.

Le Sénégal, bien qu’il ne soit pas producteur de blé, a hérité de la tradition française de la baguette, avec une consommation estimée à plus de 3 millions de baguettes par jour. Le secteur de la farine n’est pas un monopole, mais un oligopole, dominé par les Grands Moulins de Dakar (GMD), qui détient près de 50% du marché. Ces meuniers importent du blé pour le transformer en farine et en aliments pour le bétail, ce dernier étant souvent plus rentable que la farine elle-même.

En revanche, la production de pain est très concurrentielle, avec plus d’un millier de boulangeries réparties à travers le pays. Les boulangers distribuent leur produit via un réseau de transport informel, peu fiable. Étant donné la fragmentation du secteur et la forte régulation des prix, les marges bénéficiaires des boulangers sont faibles, voire souvent négatives. La farine constitue une part importante du coût de la baguette, de sorte que les fluctuations de son prix affectent directement les marges des boulangers. D’autres facteurs de production, comme le gasoil, l’électricité et le transport, impactent également ces marges, tout comme le fait que les boulangers reprennent souvent les miches de pain invendues à un prix modique.

Une intervention de l’État sans justification économique

Il est difficile de justifier économiquement la protection du pain, car le blé n’est pas nécessairement plus nutritif que les céréales locales, qui en sont les substituts. De plus, il alourdit la balance commerciale du pays et n’a qu’un faible impact sur l’économie dans son ensemble. La consommation de blé par habitant au Sénégal (50 kg) est plus du double de celle observée au Nigeria (21 kg), en Côte d’Ivoire (23 kg), et 67% supérieure à celle du Cameroun (30 kg). Cette consommation est en constante augmentation, alimentée par la croissance démographique et l’urbanisation rapide. Ainsi, entre 2013 et 2023, les importations de blé ont augmenté de 5,2% par an, soit presque deux fois plus vite que la population (FAOSTAT).

Une régulation inefficace qui pénalise les plus vulnérables

Comme pour d’autres produits de première nécessité, l’intervention de l’État dans la filière du blé-farine-pain vise à éviter des hausses de prix susceptibles de provoquer des troubles sociaux, tout en protégeant les industries existantes. Cependant, cette approche, contradictoire dans ses objectifs, conduit à des politiques qui érodent les marges des entreprises sans garantir une réduction durable des prix. La situation post-Covid et les effets de la guerre en Ukraine ont exacerbé cette problématique.

Avant la pandémie, le blé était soumis à un tarif douanier de 5%, tandis que la farine était taxée plus lourdement. L’homologation du prix de la farine, en dépit de l’instabilité des prix du blé, a conduit à des fluctuations incohérentes de son prix. La crise du Covid et la hausse des prix internationaux du blé ont rendu encore plus complexe le contrôle des prix, obligeant l’État à ajuster fréquemment les prix réglementés.

Une solution : encourager les céréales locales

L’État devrait développer un plan pour se retirer progressivement du secteur du pain tel qu’il existe aujourd’hui, et promouvoir des alternatives basées sur les céréales locales. Cette approche permettrait de renforcer les filières agroalimentaires nationales, moins dépendantes des importations, tout en soutenant l’emploi et l’économie locale. La dynamique démographique et l’urbanisation du pays offriront des perspectives de croissance à l’industrie du pain, mais il est crucial que les politiques étatiques favorisent une transition vers des produits plus durables et adaptés aux ressources locales.

Un changement dans les habitudes de consommation des Sénégalais, bien ancré dans leur culture, ne pourra se faire sans un accompagnement politique approprié. En utilisant des expériences documentées à l’échelle internationale, il est possible de favoriser cette transition vers une filière plus indépendante et plus résiliente.