Le professeur Ismaila Madior Fall a tenté, dans un article largement partagé sur les réseaux sociaux et dans son interview à la RTS en date du Mardi 6 Février 2024, de faire comprendre à l’opinion nationale et internationale les ressorts explicatifs du report de l’élection présidentielle du 25 février 2024. Un report qui met l’économie au ralenti, plonge le pays dans des lendemains incertains et marque à jamais la page la plus sombre de l’histoire politique de notre pays. Cherchant désespérément à écarter la responsabilité du président de la République et de justifier ce report, le professeur a voulu convaincre sans avoir raison. Ses arguments n’ont pas laissé indifférents des intellectuels, d’ici et d’ailleurs, parmi eux, ses anciens étudiants. Ces derniers ont, dans les lignes qui suivent, apporté quelques précisions sur ce report qualifié à juste raison de coup d’Etat constitutionnel.
1. Quel est le rôle du président de la République dans la mise en œuvre du report ?
• Le professeur Ismaila Madior Fall nous parle délibérément de ceux qui ont pris l’initiative du report et non de celui qui l’a acté. On en perd son latin.
• Le Président est l’architecte de ce report qu’il a planifié de bout en bout, du début à la fin. Il n’est pas sélectionneur et n’est pas non plus sélectionnable pour la prochaine compétition qui devrait débuter le 25 février 2024. Mais il s’adjuge le rôle d’agent de joueurs et voudrait que ses choix se substituent à ceux retenus par le Conseil constitutionnel, quitte à prendre manu militari un décret excédant ses pouvoirs à une demi-journée du démarrage effectif de la campagne électorale. Quand le gardien de la constitution rame à contre-courant de ce texte qu’on ne devrait toucher qu’avec des »mains tremblantes », c’est à la fois effroyable et inédit.
• Le Président n’est pas l’initiateur. Il est l’instigateur.
En apparence, il n’en est pas l’initiateur. Cependant, il demeure l’instigateur, le comploteur, le coauteur. C’est lui-même, dans ses faits et gestes, qui tire les ficelles. Il a décidé en dehors de toute décence républicaine de s’agenouiller sur la loi fondamentale. Ses propres investigations, renseignements, sondages confirment le « survivant » désigné comme prochain vainqueur de la présidentielle dès le premier tour. Ce qui constitue un grand risque pour lui au regard de la kyrielle de turpitudes inscrites à son actif durant son magistère.
• Il doit juste donner un avis favorable ou défavorable ou alors en prendre acte. Il a préféré la
troisième option souligne le professeur.
Tous les actes pris par le Président de la République à la suite de sa saisine par l’Assemblée nationale,
donnent l’impression qu’il a pris acte. Mais dans la réalité, on s’aperçoit que cette posture républicaine qu’il affiche en consultant le premier ministre, les présidents du Conseil constitutionnel, de l’Assemblée nationale, du Haut conseil des collectivités territoriales, du Conseil économique et social, n’est que de façade. Comme dans une course contre la montre, il n’a pas attendu la fin des délibérations au sein de l’hémicycle pour sabrer violemment la constitution et se projeter vers son vœu le plus pieux : reporter les élections !
• Après le vote de la loi constitutionnelle, il appartient au Président de la République de procéder à
sa promulgation dans les délais indiqués par la Constitution.
Conformément au texte constitutionnel, » après son adoption par l’Assemblée nationale à la majorité absolue des suffrages exprimés, la loi est transmise sans délai au Président de la République pour promulgation » (art. 71 de la constitution).
Le Président peut différer la promulgation selon l’article 73 de la constitution en demandant une
nouvelle délibération à l’assemblée nationale qui ne peut être refusée. Dans ce cas, la loi ne peut
être votée en seconde lecture que si les 3/5 des membres composant l’Assemblée nationale se sont
prononcés en sa faveur.
La promulgation peut aussi être retardée par un recours visant à faire déclarer la loi
inconstitutionnelle (article 74). Ce recours peut être exercé par le Président de la République dans
les six jours francs qui suivent la transmission à lui faite de la loi définitivement adoptée. Il peut
être exercé par un nombre de députés au moins égal au 1/10 des membres de l’Assemblée nationale
dans les six jours francs qui suivent son adoption définitive.
Dans tous les deux cas, à l’expiration des délais constitutionnels, la promulgation est de droit. Il y
est pourvu par le Président de l’Assemblée nationale.
2. Pourquoi le report est-il infondé ?
Pour justifier le report le professeur Ismaila Madior Fall évoque une crise institutionnelle putative.
• La crise entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel est imaginaire. Des accusations
de corruption sur des juges du Conseil constitutionnel n’ont aucunement impacté sur le bon
fonctionnement de ces deux institutions. Au moins, l’un des juges cités dans cette affaire a porté
plainte. Si la volonté du Président est réellement de tirer cette affaire au clair, qui de mieux que le
juge pénal pour le faire ?
• La création d’une Commission d’enquête parlementaire (CEP) pour faire la lumière sur cette
affaire relève de l’absurde. Elle est sans incidence sur le processus électoral. Les conclusions de
cette commission parlementaire ne peuvent produire d’effet sur la liste des candidats arrêtée par le
Conseil Constitutionnel encore moins sur la suite du processus électoral.
• La possibilité de fraudes par des candidats sur leur nationalité pour faire passer leur candidature
n’a pas échappé à la vigilance du législateur sénégalais. Le juge constitutionnel saisi, tout comme le
« Maître des poursuites », peut en tirer les conséquences de droit.
• Les décisions du juge constitutionnel en matière électorale font souvent l’objet de contestations.
Elles n’ont jamais été à l’origine d’un report d’élection présidentielle. Serait-il acceptable que la
contestation portée par un candidat recalé pour fraude, puisse conduire au report d’une élection
présidentielle ? La réponse tombe sous le sens : NON !
• Il n’y a pas plus grand risque d’instabilité politique que l’interruption volontaire, en violation des
dispositions légales, d’un processus électoral presque à terme.
• Ne serait-ce que par respect à tous ceux qui se sont battus pour faire du Sénégal une vitrine de la
démocratie en Afrique, on ne devrait se permettre de comparer la situation politique des années
soixante à celle que nous vivons actuellement. Cette comparaison ne vous donne pas raison !
3. La loi de dérogation est-elle une loi constitutionnelle ?
• Le professeur fait savoir que la loi constitutionnelle en cause n’a pas vocation à réviser la
constitution mais à consacrer une dérogation aux dispositions de l’article 31 de la constitution. Pour
lui, la loi constitutionnelle peut « avoir pour objet de modifier la Constitution ou de déroger à
une ou plusieurs dispositions de la Constitution ».
D’ordinaire, la loi constitutionnelle de révision permet d’abroger, de modifier ou de compléter des
dispositions de valeur constitutionnelle. Suivant la logique du professeur, on pourrait alors dire que
la loi en cause ne serait pas constitutionnelle car elle n’abroge, ne modifie ni ne complète la
constitution. Elle déroge à l’article 31 de la constitution.
•Une question s’impose ici : la loi constitutionnelle consacrant une dérogation à la constitution estelle l’expression du pouvoir constituant comme le serait une classique loi de révision ? La question
se pose car le « pouvoir constituant », souverain par essence, revêt deux dimensions. Le « pouvoir
constituant originaire » ou « initial » est le pouvoir d’établir une nouvelle constitution ; le « pouvoir
constituant dérivé » dérive du premier et permet de réviser la constitution. Dès lors, si la loi
constitutionnelle adoptée n’est pas l’expression du pouvoir constituant dérivé, il serait légitime de
douter de son caractère constitutionnel. Elle serait une loi ordinaire. Or, le champ matériel et la
procédure d’adoption des lois ordinaires sont différents de ceux des lois constitutionnelles.
Si le Conseil constitutionnel conteste la constitutionnalité de la loi de dérogation, la question de sa
validité d’un point de vue procédural et matériel se poserait en plus de celle de sa constitutionnalité.
4. La loi de dérogation viole-t-elle la clause dite intangible ?
• Il ne serait pas inutile de rappeler que la loi adoptée « aux forceps » le 05 février 2024 avait un
double objectif :
-fixer une date d’élection en dehors du calendrier républicain constitutionnellement consacré ;
-prolonger le mandat du président de la République.
• Sur la constitutionnalité, à supposer qu’elle n’ait pas une valeur constitutionnelle, en rallongeant le mandat du président de la République de 9 mois, la loi viole les dispositions des articles 27 et 103 de la constitution sur la durée du mandat. Spécifiquement, l’objectif de cette clause dite intangible est d’empêcher à l’Exécutif ou au Législatif d’initier des projets ou des propositions de loi qui augmenteraient ou diminueraient la durée du mandat. D’ailleurs, dans sa décision 1/C/2016 du 12 février 2016, le Conseil constitutionnel déclarait : « Considérant, en effet, que ni la sécurité juridique, ni la stabilité des institutions ne seraient garanties si, à l’occasion de changements de majorité, à la faveur du jeu politique ou au gré des circonstances notamment, la durée des mandats politiques en cours, régulièrement fixée au moment où ceux-ci ont été conférés pouvait, quel que soit au demeurant l’objectif recherché, être réduite ou prolongée » (Considérant 32). De même, la proposition de loi tend à insérer, à titre transitoire, deux alinéas à l’article 31 de la constitution.
Contrairement aux déclarations du professeur selon lesquelles il ne s’agirait pas d’une révision constitutionnelle, l’insertion d’alinéas entraîne nécessairement modification du texte constitutionnel, une révision de la constitution.
En effet, dans l’exposé des motifs, il est mentionné ce qui suit : « La présente proposition de loi
vise à modifier l’article 31 de la Constitution de la République du Sénégal ».
• Or, dans la décision de 2016, le Conseil constitutionnel rendait cette perspective impossible en
ces termes : « Considérant en outre qu’il est inséré dans ledit article 27, un alinéa 2 qui, pour régler une question de droit transitoire, prévoit que la nouvelle disposition sur la durée du mandat du Président de la République s’applique au mandat en cours. Considérant que la règle énoncée à l’alinéa 2, destinée à fixer une situation dont les effets sont limités dans le temps et par essence temporaire, va cesser, une fois son objet atteint, de faire partie de l’ordonnancement juridique. Considérant qu’en tant que telle, elle est incompatible avec le caractère permanent attaché à l’article 27 que le pouvoir constituant entend rendre intangible en le rangeant dans la catégorie des dispositions non susceptibles de révision »
(Considérants 20, 21 et 22).
La loi constitutionnelle de dérogation ainsi formulée porterait atteinte au caractère permanent des dispositions de l’article 31 de la constitution.
• Au demeurant, si le Conseil constitutionnel estime que la loi en cause est de nature constitutionnelle, qu’il s’agit d’une véritable loi de révision, la question de sa « contrôlabilité » se poserait. Le Conseil peut-il exercer un contrôle de constitutionnalité sur ce type de loi ?
• De façon classique, il a toujours refusé d’exercer sa compétence de contrôle sur les lois de révision.
Deux précisions importantes ceci dit.
-La première est que l’article 103 de la constitution – violée comme on vient de le voir – contient une clause d’intangibilité qui empêche qu’on puisse y porter atteinte.
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La seconde est qu’à chaque fois que le Conseil constitutionnel se déclarait incompétent, c’est parce
que la loi constitutionnelle portait sur les « dispositions révisables » de la constitution. C’est ce qu’on pourrait déduire de sa décision 3/C/2005 du 18 janvier 2006 : « Considérant que le pouvoir constituant est souverain ; que sous réserve, d’une part, des limitations qui résultent des articles 39, 40 et 52 du texte constitutionnel touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut être engagée ou poursuivie et, d’autre part, du respect des prescriptions de l’alinéa 7 de l’article 103 en vertu desquelles la forme républicaine de l’État ne peut faire l’objet d’une révision, il peut abroger, modifier ou compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu’il estime appropriée et introduire explicitement ou implicitement dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu’elles visent, dérogent à des règles ou principes de valeur constitutionnelle, que cette dérogation soit transitoire ou définitive » (Considérant 3). Le pouvoir constituant n’est souverain, lorsqu’il s’exprime en matière de révision constitutionnelle, qu’en respectant les limites procédurales et matérielles posées par la constitution.
Par conséquent, le Conseil constitutionnel s’arroge le droit de procéder, au moins, à un « contrôle
minimal » sur les lois de révision. Cet examen lui permet de s’assurer que la procédure ainsi que les limitations matérielles sont respectées. En l’absence de violation, il se déclare incompétent pour
contrôler les dispositions de la loi.
•Dans le contexte électoral actuel, le régime en place, bien que conscient de l’existence des décisions
3/C de 2005 et 1/C de 2016, ainsi que de la clause d’éternité à l’article 103 alinéa 7, a volontairement
décidé de passer outre et faire adopter sa proposition de loi constitutionnelle en comptant évidemment sur une éventuelle déclaration d’incompétence du Conseil constitutionnel pour augmenter indûment la durée du mandat du président de la République.
• Si tel devait être le cas, ceci rendrait caduque la clause d’éternité. Notre « identité constitutionnelle » s’en trouverait fragilisée. Ce serait ouvrir la « boîte de Pandore ».
Le Président, disposant d’une majorité confortable, pourra contourner les obstacles constitutionnels et se
permettre toutes sortes de dérives. Or, une loi constitutionnelle affectant ladite clause ne devrait pouvoir être adoptée par voie référendaire a fortiori par voie législative. Les « 7 sages » devraient la censurer d’autant plus que leurs initiateurs estiment qu’elle ne révise pas la constitution, qu’elle n’est donc pas l’expression du pouvoir constituant.
Par ailleurs, l’interprétation que vous faites du décret du 3 février 2024, en en faisant un « acte de gouvernement » qui échapperait à la censure de la Cour suprême, est à notre avis un peu
capillotractée.
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Elle n’est guère satisfaisante. En effet, si le décret portant convocation du corps électoral peut être
considéré comme un acte de gouvernement, tel ne devrait être le cas du décret abrogatif. C’est connu, il existe traditionnellement deux catégories d’actes de gouvernement : ceux qui portent sur les relations entre l’Exécutif et le Législatif et ceux qui sont relatifs aux relations internationales. Le décret d’abrogation ne peut être rangé dans l’une quelconque de ces catégories. Bien au contraire, il intervient dans le cadre des relations entre l’administration et les administrés tout en modifiant l’ordonnancement juridique. Il porte incontestablement atteinte aux droits des électeurs en leur ôtant, même temporairement, la possibilité de se choisir un dirigeant. En cela, il ne saurait bénéficier d’une immunité juridictionnelle en tant qu’acte administratif.
• Monsieur le professeur, l’appréciation que l’on peut faire de cette loi et du décret est que vous avez banalisé le processus démocratique de dévolution du pouvoir politique par l’usage d’une technique antidémocratique d’accéder à la magistrature suprême.
5. Le Président ne s’est-il pas arrogé un troisième mandat inique
•Dans les dédales les plus sombres de notre esprit, personne n’aurait cru que le professeur, par son
jeu favori de diversion, aurait le culot de faire croire que l’adoption de la loi portant report de
l’élection présidentielle est un « simple réaménagement qu’un « report »…
•Monsieur le professeur, vous vous êtes majestueusement gouré. Le terme qui semble adapté à cette loi constitutionnelle portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la constitution est en réalité le » changement constitutionnel ». Ainsi le changement constitutionnel peut être considéré comme un déplacement de la situation politique ou de l’équilibre des intérêts sans pour autant que ce changement soit authentifié dans la lettre de la constitution écrite.
• En d’autres termes ce changement constitutionnel que vous avez opéré n’est que la réalisation
d’un désir personnel du président de la République de se maintenir en fonction sans avoir un lien
avec la réalité politique.
Monsieur le professeur, ne nous parlez plus d’aménagement ni de report mais ayez le courage de
dire au peuple que vous avez permis au président de la République, par un changement constitutionnel, de briguer un troisième (3ème) mandat d’un (1) an et cette fois-ci non pas par voie référendaire mais via l’Assemblée nationale même, quoique l’on puisse dire sur les clauses d’éternité qui encadrent les dispositions relatives aux mandats.
• Désolé monsieur le professeur ! Cette loi ne sauve pas et ne saurait sauver le Sénégal des dérives
« hypothétiques » qui n’ont d’existence que dans votre tête aux idées dévastatrices pour notre pays.
Au contraire cette loi pourrait être l’amorce d’une crise profonde et corrosive avec des conséquences incalculables pour le devenir de notre cher pays.
•Monsieur le professeur, dialoguer suppose la présence de parties à un conflit. Mais par la force et
la maturité des hommes qui incarnent les principaux acteurs sur la scène politique, il n’y a qu’une
seule partie en conflit avec elle-même. C’est la personne à qui vous cherchez des opportunités
juridiques pour le maintenir au pouvoir.
Des dialogues, vous en avez organisés dans le passé, mais des dialogues sincères, pas à notre connaissance.
•Le Sénégal reste et demeure un pays réconcilié et apaisé, Seulement c’est votre appréciation du
Sénégal qui est déformée par votre vue d’esprit qui considère le Sénégal et les Sénégalais comme
des marionnettes manipulables à merci. Monsieur le professeur, Dialoguez avec vous même !
Mouhamadou Moustapha Diagne, Juriste spécialisé en droit international des droits de l’Homme-Ibra Faye, Docteur en droit public-Dame Sall, Juriste spécialisé en droit international public-Elhadji Mamadou Babou, Juriste spécialisé en droit international des migrations
Ousmane Diouf, Juriste d’entreprise, banquier, Vice-Président du dialogue social de la microfinance au Sénégal- Pape Mody Junior Cissokho, Juriste spécialisé en droit des affaires.