La récente décision du Conseil constitutionnel (CC) invalidant le report de l’élection présidentielle, a été unanimement saluée. Pour beaucoup d’observateurs, elle est historique et elle met le Sénégal définitivement à l’abri des crises liées aux velléités des présidents de rester au pouvoir, au-delà de leur mandat.

Même s’il faut se réjouir de cette décision, nous ne partageons pas cet optimisme. Du fait du caractère crisogène des relations de pouvoirs au sein de l’Etat, il faut s’attendre à des crises de plus en plus fréquentes et peut-être, de plus en plus violentes.

L’organisation actuelle des relations de pouvoir au Sénégal, le caractère inédit de la décision du Conseil constitutionnel, le caractère structurel des crises liées aux pouvoirs du chef de l’Etat, nous confortent dans cette conviction.

L’organisation des relations de pouvoir au Sénégal

La constitution du Sénégal organise les relations de pouvoirs au sein de l’Etat. Malgré la proclamation de l’indépendance des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, l’option de conférer de larges pouvoirs au PR, pour assurer la stabilité et la continuité de l’Etat, est constante. Ce déséquilibre dans les relations de pouvoir au sein de l’Etat, au profit de son chef, est cependant crisogène. Les prérogatives exorbitantes qu’il favorise, ont tendance à faire de l’Etat, un instrument au service de son chef. Elles permettent ainsi, au chef de l’Etat, de l’utiliser dans des crises qui lui propres, notamment pour prendre en compte ses intérêts, ses préoccupations ou même, ses peurs.

Le caractère inédit de la décision du Conseil constitutionnel

Le caractère inédit de la décision du Conseil constitutionnel annulant le report de l’élection présidentielle, est quasi unanimement reconnu. Cette appréciation positive induit, à contrario, une perception majoritairement négative du Conseil constitutionnel. Ses décisions sont si souvent conformes aux vues du régime en place, qu’elles revêtent un caractère exceptionnel quand elles ne s’inscrivent pas dans cette logique.

Même si nous ne remettons pas en cause les arguments juridiques qui la sous-tendent, nous considérons que la détérioration des relations entre le PR et cette institution a été déterminante.

Cette détérioration procède, dans un contexte de départ imminent du pouvoir du PR, de sa caution apportée à une loi remettant en cause le travail du Conseil constitutionnel dans le parrainage et la probité de deux de ses membres, accusés de corruption.

Cette décision peut ainsi, être interprétée comme la manifestation d’une volonté du Conseil constituitionnel, d’exercer ses pleines prérogatives que les pouvoirs exorbitants du PR ont tendance à inhiber, du fait de sa mainmise implicite sur cette institution, à travers le mode de désignation de ses membres et son fonctionnement.

Sans ce contexte, une décision du Conseil constituitionnel se déclarant incompétent comme le demandaient les défendeurs du report, aurait été controversée, mais n’aurait pas forcément surpris. Le caractère contradictoire de ses décisions invalidant les candidatures d’Ousmane Sonko et de Karim Wade, est souvent cité en exemple. Pour le premier, sa candidature aété invalidée sur la base d’une condamnation définitive intervenue après le dépôt des dossiers des candidatures ; pour le second, le Conseil constituitionnel n’a pas voulu « regarder devant », comme il l’a fait pour Ousmane Sonko et s’est contenté de constater la double nationalité de Karim Wade, au moment du dépôt des dossiers.

Le caractère structurel des crises liées aux pouvoirs exorbitants du chef de l’Etat

Aucun des chefs d’Etat qui se sont succédé à la tête de ce pays, n’a échappé à la tentation d’utiliser, de renforcer ou de détourner à son profit, les pouvoirs exorbitants à eux conférés par la constitution. Des crises sous les présidents Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall en attestent.

Pour ce qui concerne le président Senghor, la crise de 1962 est de plus en plus reconnue comme lui ayant servi de prétexte, pour s’arroger les pleins pouvoirs et instaurer le régime présidentiel que nous connaissons. Pour cela, l’Assemblée nationale lui a servi de couverture pour faire voter une motion de censure contre Mamadou Dia et la justice, pour le faire condamner à perpétuité.

Pour ce qui concerne le président Abdou Diouf, ses élections étaient souvent contestées, induisant des crises postélectorales récurrentes. Pour y mettre un terme, il recourait généralement à l’arrestation de son principal opposant, Abdoulaye. Wade. En 1993, il a même eu à s’appuyer sur l’Assemblée nationale, qui l’a autorisé à déclarer l’état d’urgence.

Pour ce qui concerne le président Abdoulaye Wade, la tendance à utiliser ces pouvoirs exorbitants pour prendre en compte ses propres préoccupations ou à régler des crises internes à son camp, est davantage évidente. D’abord, quand, arrivé au pouvoir, il a jugé qu’il fallait élargir sa base politique, pour mieux gouverner, il s’est appuyé sur la justice pour capturer l’électorat de son prédécesseur. Il est généralement admis qu’il a brandi la menace de la justice pour convaincre certains caciques du régime socialiste, de rejoindre son camp.

Ensuite, l’affaire des chantiers de Thiès en 2005, sur fonds d’accusations de malversations de son Premier ministre de l’époque, a tenu en haleine tout le pays. Le non-lieu dont a bénéficié ce dernier et les négociations qui s’en sont suivis, ont fini de convaincre du caractère strictement interne au camp du président, de cette crise. Enfin, quand en 2008, il a voulu faire partir Macky sall, devenu indésirable, il a modifié le mode d’élection du poste de président de l’Assemblée qu’il occupait, sans préjudice de la précarité qu’il introduisait dans le fonctionnement de cette institution.

Pour ce qui concerne le Président Macky Sall, il s’est apparemment inscrit dans logique de son prédécesseur. Le caractère « décomplexé » de l’instrumentalisation de l’Etat, à travers l’Assemblée et la Justice, pour prendre en compte ses préoccupations, est davantage assumé. D’abord, l’interruption de la traque des biens mal acquis, après la condamnation du seul Karim Wade et d’un nombre insignifiant de dignitaires de l’ancien régime, l’atteste. Le limogeage en pleine audience de l’ex-procureur de la CREI, Alioune Ndao, est encore frais dans les mémoires.

Ensuite, après avoir fait modifier par sa majorité parlementaire les conditions d’éligibilité des candidats, il a systématiquement utilisé la justice pour les rendre inéligibles. La grâce présidentielle dont ont bénéficié Karim Wade et Khalifa Sall, qui leur permettait de recouvrer leur liberté et non leur droit d’électeur, ne laisse pas de doute sur cette intention. Le renforcement des pouvoirs d’arrestation et de détention du procureur par le vote de lois portant atteinte aux libertés de manifester et d’expression (lois sur le terrorisme et la cybercriminalité), s’ajoute à cette liste. Enfin, après sa victoire en 2019, alors qu’il avait invité les Sénégalais à l’élire pour son deuxième et dernier mandat, son fameux « ni oui, ni non » installe de fait, le débat sur le troisième mandat.

Les explications qu’il en donne sont révélatrices de sa volonté de prendre en compte les préoccupations de son camp. Pour lui, la confirmation de ses engagements pourrait inciter ses partisans à ne s’occuper que de sa succession et à ne pas travailler. Jusqu’à l’annonce de sa renonciation à un troisième mandat le 3 juillet 2023, de violentes crises ont secoué le pays, avec comme soubassement cette question du troisième mandat. Nous avons ainsi, connu une instabilité chronique à partir de cette indécision du Président, avec des pics en mars 2021, en juin 2023, avec ses lots d’arrestations, de morts, de destruction des biens publics et privés et dernièrement, le 3 février 2024, avec le report des élections.

Dans cette perspective, au regard des crises ci-dessus décrites, les prérogatives exorbitantes du chef de l’Etat sont indéniablement crisogènes. La nécessité de leur encadrement pour un véritable Etat de droit, se pose avec acuité.

Est-on sûr qu’avec un nouveau président, avec les mêmes prérogatives, nous n’aurons pas la même instabilité ? Assurément, oui. La tendance de tous les présidents qui se sont succédé à la tête du pays à en user et à en abuser, le confirme.

M. Doudou Sall,
Docteur en sciences de gestion