Les frontières terrestres entre la Guinée Conakry et certains de ses pays voisins restent toujours fermées. La décision avait été prise par le Président Alpha Condé, à la veille de l’élection présidentielle de son pays pour, disaient certains médias, contrecarrer des opérations de déstabilisation venant de l’Extérieur. Ses opposants considéraient que la manœuvre était pour empêcher à de nombreux ressortissants guinéens, de retourner dans leur pays pour voter. Le Président de la Guinée-Bissau, Umaro Sissoco Emballo, ne put accepter cet état de fait et l’a fustigé avec virulence, devant ses pairs de la Cedeao.
Une vidéo devenue virale sur les réseaux sociaux le montre d’ailleurs, lors du Sommet de la Cedeao du 19 juin 2021 à Accra. Mais le silence du Sénégal sur cette question semble renforcer la colère de Alpha Condé. Le Président Macky Sall a adopté une ligne de conduite qui voudrait que c’est la Guinée qui avait décidé unilatéralement de fermer ses frontières, et qu’elle la rouvre de son propre chef si cela lui chante. Le Sénégal n’a rien à négocier de ce point de vue et s’interdit officiellement tout commentaire public et garde systématiquement le silence devant les instances internationales, quand la question de la fermeture des frontières de la Guinée est évoquée.
Par exemple, lors du Sommet de la Cedeao, en visioconférence, du 23 janvier 2021, quand le Président Patrice Talon du Bénin avait soulevé la question de la fermeture des frontières pour protester contre une grave violation des règles de la Cedeao, (parce que le Nigeria avait fermé pendant plus de 18 mois ses frontières terrestres avec certains de ses pays voisins), le Président Macky Sall était resté de marbre d’autant que, consentit-il à lâcher, le Sénégal ignore encore les raisons de la décision de la Guinée. Alpha Condé promit d’écrire à ses pairs pour «communiquer les griefs à l’encontre du Sénégal et de la Guinée-Bissau». Jusqu’à présent, un tel document n’est encore parvenu à aucune autorité de la Cedeao. Il est à noter que la Guinée a levé la mesure de fermeture de ses frontières terrestres avec la Sierra-Leone depuis février 2021.
Les conséquences de la fermeture des frontières
Le Président Condé a toujours eu la conviction que sans la Guinée, le Sénégal allait mourir de faim. D’ailleurs, quand le Sénégal avait décidé de fermer ses frontières avec la Guinée, suite à l’épidémie d’Ebola (2014-2016), il disait à Ibrahim Boubacar Keïta, chef d’Etat du Mali, à Conakry en novembre 2014, que «la Guinée nourrit le Sénégal». Alpha Condé se gaussait du Sénégal qu’il comptait punir pour son outrecuidance. Dans une chronique en date du 10 novembre 2014, nous disions : «Hé oui ! Si tant est que la Guinée nourrit le Sénégal, que Alpha Condé nous laisse mourir de faim.»
Cet épisode Ebola avait été mal digéré par les autorités guinéennes. Ainsi, quand le Sénégal avait recensé son premier cas de Covid-19 en mars 2020, la Guinée s’était empressée de faire la leçon au Sénégal, indiquant que «la Guinée ne fermera pas pour autant ses frontières avec le Sénégal». On a vu que la réalité sanitaire avait fini par rattraper tous les pays !
Il reste que la Guinée semble plus souffrir que le Sénégal de la fermeture des frontières terrestres. Les médias font état de certaines pénuries de biens et denrées de consommation courante et des activités économiques au ralenti, sinon même compromises. C’est ainsi que dans une chronique en date du 7 avril 2021, Yoro Dia écrivait dans Le Quotidien : «Le Président Alpha Condé ferma sa frontière avec le Sénégal. A Dakar, on ne s’en rendit même pas compte. Ce fut un non-évènement. Sept mois après, il a fallu que Condé en parle à Jeune Afrique pour que le Sénégal se rappelle et se souvienne que la frontière était toujours fermée.»
Le chef de l’Etat guinéen semble chercher à trouver un prétexte pour rouvrir la frontière. C’est ainsi que la Guinée a profité du dernier Sommet de la Cedeao à Accra, pour signer avec le Sénégal un accord de coopération militaire et sécuritaire. Cet accord était dans le circuit diplomatique depuis plus de deux ans. Mais, dès sa signature, la Guinée l’a présenté comme un «premier pas vers la réouverture des frontières avec le Sénégal». Mieux, l’Assemblée nationale guinéenne a fini de ratifier le texte, le dimanche 4 juillet 2021. Du côté du Sénégal, la procédure de ratification se fera selon le rythme habituel.
Mais puisque Alpha Condé semble ne pouvoir rester sans parler du Sénégal, il déclara, le 18 juin 2021, qu’il va procurer de l’électricité au Sénégal, avec la hausse envisagée de la production du barrage de Kaleta. Comme si le Sénégal lui avait fait une telle demande ! Il faut dire Alpha Condé tiendrait à jouer un rôle dans la vie publique sénégalaise. Qui ne se rappelle pas que le 19 février 2019, il avait invité à Conakry, le Président Abdoulaye Wade, farouche opposant à Macky Sall, pour, disait-il, «éviter au Sénégal de brûler à cause de l’élection présidentielle» ? Pourtant, le 28 mars 2021, en visite à Tormélin, Alpha Condé ne pouvait s’empêcher de jubiler devant les déboires du Sénégal. Evoquant les émeutes de mars 2021, il déclara : «Tous ceux qui nous insultent, tous ces cris de la «Guinée va brûler», tout se fait à Dakar. Tous ceux qui voulaient que la Guinée brûle, nous tous voyons ce qui se passe chez eux. Dieu ne dort pas.»
Alpha Condé semble adorer le jeu de chercher à gêner le Président Macky Sall. Lors de la crise gambienne, suite à l’élection de Adama Barrow, Alpha Condé et son homologue mauritanien, Mohamed Ould Abdel Aziz, avaient ouvertement cherché à maintenir Yahya Jammeh au pouvoir. Dans un article en date du 24 janvier 2017, nous soulignions leur opposition déterminée aux décisions de la Cedeao d’obliger Yahya Jammeh à rendre le pouvoir. De guerre lasse, Alpha Condé organisa l’exfiltration du tyran de Banjul, face à la détermination du Sénégal à exécuter, par la force, les mandats délivrés par la Cedeao, l’Union africaine et le Conseil de sécurité de l’Onu pour déloger Yahya Jammeh.
Au demeurant, Alpha Condé finit par verser dans une certaine forme de provocation diplomatique. Le 23 août 2018, il débarqua à Dakar pour une «visite privée», sans prévenir personne. L’ambassadeur de Guinée à Dakar, qui avait commis l’imprudence (?) d’aller à l’accueil, se verra rabrouer publiquement par son «patron» qui lui lança : «Dégage, qui t’a demandé de venir !» Babacar Touré, défunt patron de Sud Communication et ami personnel de Alpha Condé, était dans tous ses états. Il ne pouvait laisser passer cette «provocation inacceptable» et refusa de le voir, non sans lui préciser que sa démarche était inconvenante et que si Macky Sall avait agi de la sorte, en débarquant incognito à Conakry, Alpha Condé en ferait un drame diplomatique. Néanmoins, Babacar Touré sauvera la situation. C’est ainsi que le Président Sall envoya son ministre de l’Intérieur, Aly Ngouille Ndiaye, pour faire une visite de courtoisie à Alpha Condé, installé dans un hôtel à Saly Portudal. Alpha Condé se plaignit de l’inconfort et le Président Sall le fera installer, pour le reste de son séjour, à la résidence présidentielle de Popenguine.
«Vous aimez le ceebu jën et les… mais vous n’aimez pas le Sénégal»
Je dois témoigner des misères de Babacar Touré devant l’attitude souvent hostile de Alpha Condé vis-à-vis du Sénégal. Leur proximité a pu nourrir quelques appréhensions d’autorités politiques sénégalaises mais BT ne reniait pas cette amitié. Il reste qu’il ne manquait jamais de dire vertement son fait à Alpha Condé. Les relations du journal Le Quotidien avec le Président Condé ont pu être difficiles. En août 2014, Alpha Condé nous menaça d’une plainte. Notre journal avait révélé la saisie, par les douanes sénégalaises, de fortes sommes en devises étrangères, à bord d’un vol spécial affrété par la Présidence guinéenne. Les sommes devaient être transbordées dans un avion de la compagnie Emirates en partance pour Dubaï. Babacar Touré avait su trouver les mots pour calmer la colère de Alpha Condé, moyennant la publication d’une précision de la Banque centrale de Guinée qui indiquait que les sommes appartenaient à l’institution monétaire. On peut également se rappeler mes chroniques citées plus haut.
J’avais eu à rencontrer Alpha Condé à Dakar, en 2010. J’étais avec Mamadou Oumar Ndiaye (Le Témoin) et Abdoulaye Bamba Diallo (Nouvel Horizon). Le Président Condé souhaitait remercier les médias sénégalais qui l’avaient soutenu lors de son parcours politique. J’avais provoqué la colère de Alpha Condé en faisant un plaidoyer en faveur des médias guinéens.
C’est dire que je ne manquais pas d’être sceptique dans mes relations avec Alpha Condé, quand l’Union internationale de la presse francophone (Upf) devait organiser ses 46èmes Assises à Conakry.
Babacar Touré m’ouvrit les portes de «Sékoutouréya». Alpha Condé nous reçut à déjeuner. Un plat de «ceebu jën» était au menu. L’autre surprise était que dans l’entourage de Alpha Condé, on entendait parler wolof. Aucune aspérité, l’ambiance était très cordiale. Alpha et Babacar se chambraient l’un l’autre. Cette visite se déroulait en mai 2017, dans un contexte politico-social tendu en Guinée. Un dirigeant syndical était recherché par la police, suite à de violentes manifestations. Alpha Condé fulminait parce que le dirigeant syndical se serait réfugié à l’ambassade du Sénégal à Conakry et il menaçait d’investir l’ambassade si le fugitif ne se rendait pas. Babacar Touré le toisa : «Tu sais bien que tu n’oses pas faire ça.» Le Président Condé grommela et demanda : «Où se trouve d’ailleurs l’ambassade du Sénégal ?» BT, comme piqué au vif, lui asséna : «Mais Alpha, c’est toi qui demande où se trouve l’ambassade du Sénégal, après avoir escaladé ses murs pour te sauver de Lansana Conté?» Les deux amis rirent aux éclats et Babacar lui lança : «Cher ami, tu aimes le ceebu jën et les… mais pas le Sénégal.» Alpha Condé ne relèvera pas cette pique. On évoqua les préparatifs de la manifestation de l’Upf prévue du 20 au 25 novembre 2017 et le chef de l’Etat guinéen promit un soutien des autorités guinéennes.
Ma leçon publique à Condé
Je retournais à Conakry plus tard, pour peaufiner les préparatifs. J’étais accompagné de Jean Kouchner, Secrétaire général international de l’Upf. Le jour de l’audience, nous eûmes à patienter avant d’être reçus. Alpha Condé viendra lui-même à la salle d’attente pour tirer Jean Kouchner, en nous demandant, Naman Kamara, alors président de la section guinéenne de l’Upf, et moi, d’attendre. «Jean est le jeune frère de mon frère», disait Alpha Condé. J’étais sidéré par le geste et me levai pour rentrer à mon hôtel. Naman Kamara se mit en travers de mon chemin et me supplia de rester. En boudant, j’aurais mis une croix sur l’organisation de nos Assises. Quelques minutes plus tard, le protocole présidentiel vint nous chercher. Je me gardais de participer aux échanges. Je restais aussi stoïque devant les propos de Alpha Condé, qui relevait que Conakry disposait d’un hôtel Sheraton qui n’existait pas encore à Dakar ou que les déplacements des participants aux Assises seraient plus faciles car la compagnie Air Guinée devrait être lancée avant les Assises et, précision importante, «bien avant Air Sénégal».
De retour à Dakar, je racontai l’incident à Babacar Touré qui en fut tout retourné. Il me reprocha de n’avoir pas quitté l’audience. Je lui promis de relever le défi. BT m’assura qu’il ne se le fera pas raconter.
Je choisis de faire de Babacar Touré l’invité d’honneur de ces Assises et il faut dire que la Guinée avait respecté tous les engagements souscrits avec l’Upf. Les travaux se déroulaient dans d’excellentes conditions. Seule ombre au tableau, un ministre guinéen, qui participait à un panel, s’était autorisé une digression malencontreuse pour s’attaquer au Sénégal sur la question des droits des journalistes. L’allusion au Sénégal était on ne peut plus inopportune et toute la salle se tourna vers moi. Je restais enfoncé dans mon fauteuil, considérant que j’aurais à répondre mais à Alpha Condé en personne, car il devait présider la cérémonie de clôture. En quelque sorte, je faisais mien l’adage selon lequel : «Quand on peut accéder au Seigneur on se passe des apôtres.» Une consœur sénégalaise, Ndeye Fatou Sy, s’empara du micro pour protester avec véhémence contre ces attaques scandaleuses contre le Sénégal.
C’est ainsi que lors de la cérémonie de clôture, je m’adressai, de la manière la plus solennelle, à Alpha Condé. L’exercice pouvait être délicat, surtout que ma posture de président international ne pouvait me permettre de répondre directement à des attaques dirigées contre mon pays. Je lavais l’affront sur le terrain des principes avec ces mots :
«(…) Monsieur le Président de la République, en votre qualité de Président en exercice de l’Union africaine, l’Upf vous invite à faire un plaidoyer auprès de vos pairs, pour plus de liberté pour les médias et la mise en œuvre de politiques propices à améliorer l’environnement Ö combien difficile, dans lequel évoluent certains de nos médias. (…) Je me souviens. En novembre 2010, presque jour pour jour, je vous avais rencontré. C’était à l’occasion de votre première visite officielle au Sénégal, en votre qualité de président de la République de Guinée. Vous aviez eu un geste très symbolique. Votre conseiller en communication de l’époque, notre ami Rachid Ndiaye, aujourd’hui ministre de la Communication, avait contacté certains responsables de médias sénégalais pour leur indiquer que le Président Condé voulait les rencontrer pour remercier les médias et le Peuple sénégalais du soutien qui lui avait été apporté durant sa grande odyssée d’opposant politique à des régimes autocratiques en Guinée. Vous disiez vous-même que vous devez encore votre vie au Sénégal.
Vous nous aviez chaleureusement reçus et nous aviez assuré de votre volonté de changer le cours de l’histoire dans votre pays. Je dirigeais l’organisation patronale des médias au Sénégal et j’étais aussi un des principaux responsables du Forum des éditeurs africains. Ces deux casquettes ou qualités m’autorisaient à faire un plaidoyer en faveur des médias guinéens qui, de mon point de vue, restaient fragiles et demandaient vivement à être soutenus en termes, non seulement de formation en vue d’une plus grande professionnalisation mais aussi de moyens et surtout de cadre juridique pour son développement.
Je dois dire, à la vérité, que notre discussion avait pu être un peu heurtée car le contexte était encore lourd et certains stigmates provoqués par le processus électoral de l’époque n’étaient pas encore cicatrisés.
Nous nous étions quittés avec le constat de la nécessité de sauver les médias guinéens de tous les fléaux qui pouvaient constituer un handicap à leur épanouissement. Votre gouvernement a effectivement fait adopter des réformes très positives en matière de législation dans le secteur des médias. (…)
Vous avez sans doute fait beaucoup d’efforts dans ce sens. Mais la situation des médias en Guinée, comme sans doute dans de nombreux autres pays de la sous-région, semble épouser le sort de Sisyphe. A chaque fois qu’on arrive à penser que le plus difficile est passé, un enchaînement de situations provoque un recul déplorable comme ici en Guinée. L’Upf estime que cela ne devrait pas être une fatalité. Vous avez la légitimité et l’autorité morale pour changer davantage les choses.
L’histoire a déjà retenu que vous êtes la personnalité politique qui a tenu tête à tous les despotes qui ont eu à marquer au fer rouge l’évolution politique de la Guinée. Vous avez été condamné à mort, vous avez été emprisonné, vous avez été violenté, vous avez été confiné à l’exil, vous avez subi toutes sortes de brimades et de tracasseries. Vous avez donné de votre personne, à l’avènement d’un système démocratique en Guinée. Les médias guinéens vous ont accompagné. Je ne suis pas dupe, d’aucuns ont pu vous avoir combattu avec férocité mais c’est aussi ça le jeu de la démocratie.
Je vous exhorte donc à travailler à laisser à la postérité, l’image d’un homme politique qui aura parachevé son action par la promotion de médias pluriels et libres (…)
Nous avons des amis en commun (je désignais du doigt Babacar Touré). Ce pays qui est aussi le mien car mon épouse est de Fouta Touba, A ce titre, je peux donc parler librement de la Guinée. Et je peux vous dire que nous sommes assez embarrassés que des organismes, prétendant agir au nom de la protection de la haute institution que vous êtes, arrivent à prendre des mesures à l’encontre des médias, au risque de mettre votre pays et votre gouvernance au banc des accusés de prédateurs de la liberté de presse. L’opinion publique ne retiendra pas le nom de Monsieur X ou de Madame Y. C’est le nom du Pr Alpha Condé qui sera mis en cause.»
Pour la petite histoire, je ne fis pas partie de la délégation qui sera reçue par le Président Condé pour évoquer le sort des journalistes guinéens.
Par Madiambal DIAGNE